Réfléchir, débattre. Retrouver la subversivité du salaire (Bernard Friot)


 Après le succès de L’enjeu des retraites, l’économiste Bernard Friot se penche sur le salaire, outil possible d’un pouvoir populaire retrouvé sur l’économie et le travail. Entretien.

 Regards.fr : Dans L’enjeu du salaire vous invitez le lecteur à « prendre la mesure de la guerre des mots », l’importance que vous accordez à un glossaire en fin d’ouvrage en témoigne. Quel est l’enjeu de ce combat ?
 
Bernard Friot : Prenons le mot « salaire ». La droite parle de « pouvoir d’achat », jamais de salaire. À gauche, le mot est connoté négativement : ceux qui veulent abolir le salariat ne se souviennent pas qu’au XXe siècle des générations de militantes et de militants ont conquis – et à quel prix – deux institutions, la cotisation sociale et la qualification, qui font du salaire le tremplin d’une subversion du capital. Et c’est bien pourquoi la droite n’utilise pas le mot salaire : le vider de la cotisation et de la qualification pour en faire un pouvoir d’achat est son obsession car elle sait mener la guerre des mots ! Autre exemple : la cotisation comme « taxe sur le travail ». Même les opposants aux réformes l’utilisent, et ont hélas conçu ce mot d’ordre stupéfiant : « Taxons le capital comme nous taxons le travail ! » Lire la cotisation comme une taxe, c’est la voir comme un impôt. Or l’impôt redistribue, « corrige » les termes de la répartition initiale, et donc la légitime en la naturalisant. « Taxer le capital », c’est légitimer la propriété lucrative ; « taxer les salaires » dans la CSG, c’est légitimer le marché du travail. La cotisation, au contraire de l’impôt, relève de la répartition initiale de la valeur, et ouvre un espace qui subvertit ceux du marché du travail et de la propriété lucrative. D’où l’hostilité absolue de la classe dirigeante. Or, si les opposants aux réformateurs refusent évidemment la TVA sociale, qui est un impôt anti-redistributif, la mobilisation contre la CSG est beaucoup plus faible, alors qu’il s’agit d’une tentative identique de remplacer la cotisation sociale par l’impôt.

 
 
Regards.fr : Vous écrivez  : « À quoi bon prendre le pouvoir économique si c’est pour faire pareil, faute de changer la mesure de la valeur ? ». Quel est l’enjeu d’un tel changement ?
 
Bernard Friot : Beaucoup de nos débats se font uniquement en termes de valeur d’usage. C’est par exemple le cas dans les débats écologiques où nous nous posons la question de produire de bonnes choses plutôt que de mauvaises, ce qui nous met vite d’accord. La valeur d’usage est le lieu du consensus. Mais travailler, ce n’est pas seulement produire des valeurs d’usage : quand je fais un café chez moi, je ne travaille pas, je ne travaille que quand je fais le même café comme salarié d’un restaurateur, donc quand je produis de la valeur économique à côté de la valeur d’usage. La valeur économique est le lieu de l’extorsion d’une partie de la valeur produite par le travail d’autrui, c’est un enjeu de pouvoir : qui décide que telles valeurs d’usage ont une valeur économique et d’autres non, et selon quelle mesure de la valeur ? N’espérons pas changer le travail concret si nous ne changeons pas la valeur économique, qui est au coeur de ce que, par convention, nous appelons travail.
 
Regards.fr : Par convention ?
 
Bernard Friot : Oui, il n’y a pas d’essence du travail. Le travail est un construit social : les soins médicaux, l’éducation des jeunes enfants ne sont du travail que depuis quelques dizaines d’années. Le travail est défini par les rapports sociaux, et la convention capitaliste du travail repose sur la « valeur travail », c’est-à-dire sur la mesure de la valeur des produits par le temps de travail passé à les produire (dans les conditions moyennes de productivité). C’est la spécificité de cette société d’égaux qu’est la société capitaliste : la poursuite de la violence sociale inhérente à la valeur économique repose sur la capacité des propriétaires de capitaux, d’une part à réduire les personnes à des « forces de travail  » demandeuses d’emploi sur un marché sur lequel elles sont payées à leur valeur (le temps de production des biens et services qu’elles consomment pour se reproduire), et d’autre part à les employer à produire des marchandises valant davantage que leur salaire en temps de travail. Le capitalisme, ça n’est donc pas seulement la propriété lucrative, qu’il faut bien sûr supprimer. C’est aussi le marché du travail et la mesure de la valeur par le temps, deux autres institutions qu’il faut aussi supprimer, faute de quoi on changerait la propriété pour faire pareil.
 
Regards.fr : En quoi ce que vous appelez la convention salariale du travail permet-elle cette autre mesure de la valeur économique ?
 
Bernard Friot : La convention salariale, née de la bagarre pour le salaire au siècle dernier, est encore dominée mais elle existe. Elle nous libère de la dictature du temps, du marché du travail et de la propriété lucrative. Où la trouve-t-on ? Dans la fonction publique : les fonctionnaires ne dépendent pas de la propriété lucrative, ils ont un grade qui les qualifie eux et non pas leur poste de travail comme dans le privé, ils ont un salaire à vie, ils échappent au marché du travail. La production des administrations est mesurée par la somme des grades des fonctionnaires : rien à voir avec la valeur travail. Dans le privé, ce sont les postes qui sont qualifiés et non les personnes, ce qui maintient le marché du travail. Mais le salarié est payé pour la qualification de son poste et non pour la mesure du travail qu’il fournit. Et les critères de définition de la qualification – diplôme, responsabilité, initiative… – ne relèvent pas du temps de travail. Autre anticipation de la convention salariale, la pension comme salaire continué : un retraité qui touche à vie une pension proche de son salaire d’emploi est libéré du marché du travail et de la propriété lucrative, il produit du non-marchand hors de toute dictature de la valeur travail. Quant à la cotisation sociale, institution décisive de la convention salariale, et qui représente le tiers du PIB, elle nous libère de la propriété lucrative en prouvant que nous assumons d’autant mieux la santé et la retraite que nous les finançons sans accumulation financière. Pourquoi ne pas financer l’investissement de la même façon ?
 
Regards.fr : Vous proposez en effet de financer l’investissement par une cotisation, ce qui supposerait d’« affecter toute la valeur ajoutée à un salaire universel ». 
 
Bernard Friot : Oui, à un salaire et non pas à un revenu : le revenu satisfait les besoins d’une force de travail ou ce qu’on tire d’un capital humain, alors que le salaire, tel qu’il a été conquis au XXe siècle, nous libère de la force de travail par la qualification, et du patrimoine lucratif par la cotisation. Et oui à un salaire universel parce que pour tous et pour tout. Salaire pour tous : chacun se voit attribuer, à sa majorité, le premier niveau de qualification avec un salaire irréversible (à 1 500 euros net par exemple) qui peut progresser jusqu’à 6 000 euros (si l’on retient une hiérarchie des qualifications de 1 à 4). Salaire pour tout : le financement de l’investissement devient un élément du salaire par une cotisation économique. La cotisation sociale se substitue déjà au profit pour financer comme salaire la santé ou la retraite. On peut aller plus loin et utiliser la même technique pour financer l’investissement. Les caisses d’investissement collecteront cette part mutualisée de la valeur ajoutée et la distribueront sans remboursement et sans taux d’intérêt, qui n’existent que parce que des parasites, après s’être appropriés une partie de la valeur de notre travail, la prêtent pour investir.
 
Regards.fr : Comment peut-on avancer sur de telles revendications ?
 
Bernard Friot : En construisant un discours autonome et en passant de la défensive à l’offensive. Non pas « défendre la répartition », mais faire campagne pour la généralisation de la cotisation : cotisation salaire pour financer les salaires à vie, cotisation économique pour financer l’investissement. Non pas « défendre le statut de la fonction publique » mais faire campagne pour la généralisation de la qualification personnelle dans un salaire à vie pour tous. Engager la bagarre pour l’extension de la mesure de la valeur économique par la qualification des personnes, comme c’est déjà le cas pour les retraités et les services publics. Ce n’est qu’en étant à l’offensive qu’on gagnera contre les réformateurs. Ils ont en ligne de mire la cotisation (à remplacer par la CSG), la pension comme salaire continué (à remplacer par un revenu différé à la suédoise), la qualification des postes (à remplacer par l’employabilité), la fonction publique (à remplacer par l’emploi public). Généraliser en salariat ce qu’ils tentent de marginaliser en nous enfonçant dans l’impasse suppose de voir le subversif déjà à l’œuvre dans le salaire : je me réjouis de l’efflorescence des initiatives d’éducation populaire. Avec des militants syndicalistes, politiques ou associatifs nous avons créé, pour y contribuer, Réseau salariat.


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