Par BRUNO AMABLE professeur de sciences économiques à l’université Paris-I Panthéon- Sorbonne, membre de l'Institut universitaire de France. (Libération)
L’essentiel est de poser les bonnes questions. Savoir si «la gauche»
(ne soyons pas trop exigeants sur la définition) fait peur aux «marchés»
est certes intéressant.
La réponse est visiblement «non». Les marchés ont largement anticipé la victoire de François not dangerous
Hollande le 6 mai et passé Nicolas Sarkozy par pertes et profits comme
en témoignent les articles très négatifs, tant sur lui-même que sur son
bilan, qui n’ont cessé de paraître dans la presse spécialisée
anglo-saxonne. L’hebdomadaire The Economist, qui avait beaucoup espéré après sa victoire en 2007, s’est lancé dans le Sarkozy bashing
dès septembre 2010, reprochant au président français de n’être pas allé
assez loin dans sa réforme des retraites et la flexibilisation du
marché du travail. Bref, l’impatience du monde des affaires à l’égard du
manque de réformes structurelles néolibérales s’est peu à peu
transformée en mépris.
Exit Nicolas Sarkozy, intrat François Hollande.
Mais la question réciproque, savoir si la gauche a peur des marchés,
est au moins aussi importante. Après tout, il y a quelques mois, Karine
Berger, économiste proche du candidat socialiste, définissait ainsi la
ligne de conduite du futur gouvernement : consolider (par l’austérité
budgétaire) le «triple A» de la France ou permettre de le retrouver si
jamais il était perdu. C’était d’ailleurs le principal (l’unique)
argument de vente du Parti socialiste face à sa concurrence à gauche :
nous, on est la gauche raisonnable, on va «maîtriser» les dépenses
publiques et «rassurer» les marchés, pas comme la gauche folle…
Oui mais il faudrait encore que l’austérité budgétaire soit
«raisonnable», ce dont un grand nombre d’économistes a toujours douté,
pensant qu’en déprimant l’activité par l’austérité, on allait aggraver
les problèmes au lieu de les résoudre. Paul Krugman, dans une récente
tribune, a même parlé de suicide économique de l’Europe à propos de la
poursuite des programmes d’austérité budgétaire plongeant les pays dans
la dépression : Grèce, Espagne… C’est comme si les dirigeants européens
avaient décidé de jeter leur économie et leur société du haut d’une
falaise.
C’est tellement évident que les appels à privilégier (un peu) la
croissance plutôt que l’orthodoxie budgétaire sont récemment devenus
plus bruyants et que même François Hollande a, au cours de sa campagne,
progressivement mis en avant sa volonté de renégocier le traité européen
de discipline budgétaire et de le compléter par un «pacte de responsabilité, de gouvernance et de croissance».
Que pourrait bien être ce «pacte» et comment «les marchés»
l’accueilleraient-ils ? On peut se faire une idée de la réponse en
lisant un document très instructif déniché par François Ruffin (1). Il
s’agit d’une note rédigée par Nicolas Doisy, «chief economist»
de Cheuvreux, la société de courtage européenne du Crédit agricole. Il y
est clairement indiqué que pour «les marchés», qui anticipent la
victoire de François Hollande, l’essentiel de la politique économique de
la nouvelle présidence sera, outre la réduction des dépenses publiques,
la question de la mise en œuvre du «big bang structurel» sur le marché du travail et notamment la fin du «fameux CDI».
Dans cette optique, la politique de croissance annoncée par François
Hollande ne serait au mieux qu’une astuce destinée à faire croire aux
électeurs socialistes qu’on essaie de faire une autre politique et au
pire, si jamais le candidat socialiste prend au sérieux ses propres
promesses, un intermède qui devrait durer moins longtemps que les deux
ans écoulés entre la victoire de François Mitterrand en mai 1981 et le
«tournant de la rigueur» de 1983. Les marchés et les partenaires
européens forceraient le nouveau président français à mettre en œuvre
les réformes néolibérales auxquelles toute l’Europe est supposée devoir
se soumettre.
C’est bien tout l’enjeu des politiques macroéconomiques en apparence
absurdes qui sont menées en Europe à l’heure actuelle. L’austérité est
un moyen pour augmenter la pression sur les dirigeants européens et,
comme le disait récemment Guy Verhofstadt, chef du groupe libéral au
Parlement européen, les amener à faire les «réformes nécessaires»,
c’est-à-dire, flexibiliser le marché du travail et diminuer la
protection sociale. François Hollande saura-t-il, voudra-t-il résister ?
Si c’est le cas, il aura besoin d’un appui (ou pression ?) à gauche,
vraiment à gauche.
(1) http://www.fakirpresse.info/Le-plan-de-bataille-des-marches-la.html
Bruno Amable Professeur de sciences économiques, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Institut universitaire de France.